Bardée d’électrodes sur la tête, au coin des yeux, sous le menton, sur le thorax et les jambes en sortant du CHUV (Centre hospitalier universitaire vaudois), Kathi Mujynya est rentrée chez elle en métro. Ainsi équipée, elle n’était pas loin de ressembler à un extraterrestre, mais dans la rame qui descendait vers Ouchy les gens faisaient mine de ne rien remarquer, comme s’ils craignaient d’importuner par leurs regards un être tombé du ciel.
Kathi Mujynya, 42 ans, n’est pas soumise à un traitement de science-fiction à la suite d’un accident ou d’une maladie. En ce début de soirée de septembre 2010, elle est la 331e personne de l’agglomération lausannoise à se prêter volontairement et bénévolement à un test de quelques heures entrant dans le cadre d’une des plus vastes recherches jamais conduites sur le sommeil et ses troubles.
L’étude s’appelle Hypno-Laus. Menée par le Centre d’investigation et de recherche sur le sommeil du CHUV (CIRS), elle va englober 2000 hommes et femmes âgés de 40 à 60 ans d’ici à 2012. Comme Kathi et 330 autres personnes avant elle, tous seront invités à passer une nuit à leur domicile en dormant avec les capteurs dont le CHUV les aura équipés pour enregistrer toutes les données de leur sommeil.
BONNES VOLONTÉS
«Le but de cette recherche est double, explique le Dr Raphaël Heinzer, responsable de cette étude avec le Pr Mehdi Tafti. D’abord, définir ce qu’on peut considérer comme un sommeil normal dans une population telle que la nôtre. Ensuite, mieux comprendre les corrélations qui existent entre le sommeil et une série de pathologies, comme les maladies cardiovasculaires, l’hypertension, le diabète ou certains troubles psychiatriques. L’étude devrait aussi nous permettre d’identifier les gènes qui déterminent la qualité du sommeil ou favorisent certains troubles, comme les apnées ou le somnambulisme.»
Pour trouver 2000 personnes qui acceptent, comme Kathi, de participer à l’expérience, le CHUV a puisé dans un bassin de bonnes volontés qu’il connaît bien: depuis sept ans, 6700 adultes de la ville de Lausanne participent à une recherche baptisée CoLaus (Cohorte lausannoise) visant à mieux comprendre certaines causes des maladies cardiovasculaires et à identifier les gènes qui en sont responsables. Lors de cette recherche, initiée par l’équipe du Pr Peter Vollenweider, ces milliers de volontaires, âgés de 35 à 75 ans, ont livré un véritable bilan de leur état de santé personnel en se soumettant à une série de contrôles allant de la prise de sang à l’établissement de leur profil génétique, la mesure de leur tension, de leur rythme cardiaque et le remplissage de longs questionnaires sur leur activité physique, leur nutrition, leur santé psychique.
«Notre espoir: trouver de nouvelles pistes thérapeutiques»
Les chercheurs du CHUV
Ainsi les chercheurs ont-ils engrangé une masse de données médicales sans précédent sur un bassin de population représentatif d’Europe occidentale. C’est ce même échantillon de Lausannois, limité cette fois aux 40 à 60 ans, qui a donc été sollicité pour participer à l’étude sur le sommeil. Et, là encore, le taux de réponses positives a ravi les chercheurs. «On peut dire que plus d’une personne sur deux accepte d’y prendre part», estime le Dr Raphaël Heinzer.
Pas de quoi faire fortune: les sujets sont défrayés à hauteur de 8 francs! Ce qui les motive, outre la satisfaction de se rendre utiles pour une telle recherche, c’est souvent la curiosité qu’ils éprouvent quant à la qualité de leur propre sommeil. Car, dans les semaines qui suivent, ils reçoivent d’HypnoLaus un résumé de la façon dont ils ont dormi. Si l’enregistrement révèle des anomalies dans leur sommeil, par exemple de sérieuses apnées, ils sont invités à consulter leur médecin traitant.
UNE HEURE POUR S’ÉQUIPER
Il est 18 heures, ce soir de septembre 2010, quand Kathi Mujynya arrive à son rendezvous, au 6e étage du CHUV, pour se faire équiper par une technicienne en polysomnographie – eh oui, c’est ainsi que ça s’appelle! Elle ne souffre pas d’affections particulières du sommeil mais se dit curieuse de voir une fois pour toutes ce qu’il en est. «J’ai depuis toujours tendance à peu dormir. Je me réjouis de voir les résultats de cette expérience. Ce sera une bonne occasion de faire le point.»
Manager de production et développement dans une entreprise de biotechnologie, Kathi est l’une des quatre personnes qui seront équipées ce soir. Parmi elles, un solide Vaudois d’une quarantaine d’années, boucher dans la région de Lausanne.
Pose d’électrodes sur le crâne, au coin des yeux, sous le menton, sur le torse et les jambes; pose de sangles autour du thorax et du ventre; fixation d’une minipincette au bout d’un doigt: il faut une bonne heure pour équiper chaque personne. Après quoi le sujet peut regagner ses pénates (la plupart le font en voiture), y passer la nuit et, dès le réveil, ôter cet appareillage pour le ramener ou le faire ramener au CHUV.
Durée totale et qualité du sommeil, nombre de réveils, évolution du rythme cardiaque, de la respiration, du taux d’oxygène dans le sang, des mouvements du corps: l’enregistreur fixé sur la poitrine du sujet aura tout capté. Il livrera sur cette nuit de sommeil une véritable carte dont les données seront analysées, puis mises en corrélation avec la masse d’informations déjà recueillies ces dernières années par les chercheurs de CoLaus.
UN SOMMEIL DE RÊVE
Rentrée chez elle ainsi harnachée, Kathi est allée se coucher vers minuit. Le lendemain, elle confiait avoir passé une nuit plutôt mauvaise. «J’étais crispée, je me suis réveillée plusieurs fois. Les chercheurs m’avaient dit qu’il leur fallait «au moins quatre heures de sommeil» à analyser et ça m’a stressée. Je pense avoir dormi quatre ou cinq heures au plus.»
Erreur: comme le révèle son «hypnogramme», soit l’enregistrement de son sommeil qu’elle a autorisé le Dr Heinzer à nous montrer et à nous commenter, elle a dormi en fait pendant six heures et trentehuit minutes. Elle s’est réveillée trois fois pendant un total de sept minutes trente. «Un vrai sommeil d’adolescente! dit le Dr Heinzer. Mme Mujynya a de la chance: elle peut être considérée comme une super dormeuse.» D’autant que son sommeil est dépourvu d’apnées, de spasmes et de ce qu’elle redoutait pardessus tout: de ronflements!
En plus des innombrables données que son hypnogramme aura fournies aux chercheurs, il confirme ainsi un fait bien connu des scientifiques: nous nous méprenons souvent beaucoup sur la qualité de notre propre sommeil.
Dans les deux ans à venir, des centaines d’autres personnes, comme Kathi, vont se succéder au 6e étage du CHUV pour se faire équiper et tout révéler de leur sommeil. A terme, pour Raphaël Heinzer, José Haba-Rubio et Mehdi Tafti, les trois chercheurs d’HypnoLaus, tous les rêves sont permis. «Si l’on parvient grâce à cette recherche à identifier les gènes qui contrôlent le sommeil et ceux qui le perturbent, l’espoir est grand que nous puissions ouvrir de nouvelles pistes thérapeutiques.»
COMMENT SONT ÉQUIPÉS LES PARTICIPANTS
Derrière la tête, sur les tempes et le front: huit électrodes pour enregistrer l’électricité émise par le cerveau. Les ondes cérébrales révèlent si le sujet est en phase de réveil, de sommeil léger, moyen, profond ou paradoxal, ce dernier correspondant à la phase de rêve.
Au coin des yeux: une électrode de chaque côté pour mesurer les mouvements des yeux. En phase de sommeil paradoxal, les yeux bougent vivement, tandis que le reste du corps est en état de paralysie quasi générale.
Dans le nez: une canule, à ne poser qu’au moment où le sujet va se coucher, pour enregistrer la respiration.
Sous le menton: deux électrodes pour en mesurer l’activité musculaire et détecter les périodes d’immobilité totale.
Sur le tronc: deux électrodes à la hauteur du cœur, ainsi qu’une bande autour du torse et une autre autour de l’abdomen pour mesurer les variations du rythme cardiaque et de l’amplitude respiratoire. Ces données révèlent aussi d’éventuelles apnées du sommeil.
Au bout du doigt: un capteur pour mesurer le taux d’oxygène circulant dans le sang. En cas d’apnée, quand le sujet cesse de respirer, ce taux baisse.
Sur les jambes: quatre électrodes pour mesurer les mouvements plus ou moins brusques du dormeur. 5% des gens sont sujets à des spasmes entraînant des réveils répétés qui peuvent se traduire par une sensation de grande fatigue le lendemain.